Une révolution est nécessaire dans notre manière d’appréhender
le fonctionnement des marchés agricoles
A l’issue des deux journées du workshop organisé sous l’impulsion de momagri les 4 et 5 juin derniers avec l’IAE de Paris, Arts et
Métiers ParisTech et l’ESTP, destiné à présenter l’état des travaux d’économistes de haut niveau sur les marchés agricoles et la volatilité des prix, une restitution des débats et des
contributions s’est déroulée le 5 juin après-midi. Devant un parterre de plus de cinquante experts, de scientifiques de plusieurs organisations internationales et de journalistes, les Prs.
Bertrand Munier1, Peter Timmer2 et Shyama Ramani3 ont exposé les enseignements économiques et politiques du workshop, et notamment l’intérêt du modèle momagri. Ce workshop a été qualifié par le
Pr. Peter Timmer comme «l’un des plus enrichissants auquel il ait participé depuis de nombreuses années», tant par la qualité des discussions que l’apport théorique et stratégique des travaux
présentés.
Trois consensus majeurs sont ressortis des discussions.
Premier consensus sur l’origine de la volatilité des prix agricoles
La crise financière et la crise alimentaire ont brutalement rappelé un fait majeur, négligé depuis de nombreuses années : les risques et l’incertitude sont au cœur du fonctionnement même des
marchés, notamment agricoles. Et comme l’a souligné Edi Karni, Professeur à la Johns Hopkins University (USA), les acteurs qui évoluent sur ces marchés, tout comme la majorité des experts,
oublient souvent qu’ils « ne savent pas qu’ils ne savent pas ».
Les experts doivent donc intégrer dans leur réflexion que l’improbable peut se produire, même plusieurs fois de suite, et en tirer toutes les conséquences en termes de modélisation. Il est donc
primordial de considérer l’incertitude comme l’hypothèse de départ qui conditionne la qualité des résultats des modèles de simulation et des avis d’experts, et non pas comme la résultante qui
justifie les erreurs de prévision et de diagnostic.
En « oubliant » cette composante dans la modélisation des problématiques agricoles, les experts ont sans doute conféré une importance excessive aux facteurs naturels (aléas climatiques et
épizooties), et sous-estimé les facteurs liés aux structures de marchés et aux comportements eux-mêmes des acteurs, pour expliquer l’évolution des cours.
La volatilité des prix des matières premières agricoles n’est en effet pas uniquement due à des causes exogènes qui seraient guidées par la « main de Dieu », mais également et surtout à des
causes endogènes, qui tiennent à la situation d’incertitude dans laquelle se trouvent les producteurs, les administrations, les consommateurs et les investisseurs sur les marchés agricoles. Ne
disposant pas de toutes les informations nécessaires au moment de prendre leurs décisions (prix, quantités et qualité produites…), les agriculteurs surproduisent ou sous-produisent au sein d’un
contexte international fluctuant. Il en découle un décalage entre les quantités produites et demandées, qui génère une volatilité structurelle des prix, alimentée par les phénomènes de
sur-réaction des différents acteurs en présence, y compris les investisseurs, et même les Etats.
C’est pourquoi la volatilité des prix, et notamment la récente flambée des cours que le monde a connu en 2008, s’explique en grande partie par des causes « extérieures » au simple jeu de l’offre
et de la demande de produits agricoles. Ce à quoi il faut ajouter, comme l’ont souligné Bertrand Munier et Peter Timmer « le rôle de la financiarisation et des excès spéculatifs des
investisseurs, qui ont un effet direct et brutal sur la volatilité des prix. »
Deuxième consensus sur les nécessaires réformes à opérer en matière de modélisation
Comprendre, identifier et évaluer les facteurs explicatifs de la récente crise est essentiel, et le travail mené par les experts et les universitaires dans ce domaine est primordial. Mais mesurer
les implications concrètes de la crise sur les procédures et les outils d’évaluation des risques (modèle économiques notamment) l’est tout autant si ce n’est plus. Et c’est là que la sagesse et
l’honnêteté scientifique des experts interrogés prennent toute leur dimension, et que ces derniers doivent adapter leur théorie et leurs modèles à la réalité et non l’inverse. En dépendent les
politiques et les mesures économiques déployées par les différents gouvernements.
Tous les économistes présents sont convenus que les outils aujourd’hui utilisés pour formaliser la volatilité des prix agricoles et les facteurs qui affectent l’évolution des cours ne prennent
pas en compte les trois facteurs présentés en première partie, qu’il s’agisse du modèle Linkage, utilisé par la Banque mondiale, ou des modèles de l’OCDE et du FAPRI... Et ils ont souligné la
nécessité de bâtir des modèles en phase avec la réalité.
C’est dans cette optique que Bertrand Munier, chef économiste de momagri, a présenté le modèle momagri, dont la principale spécificité est d’intégrer les risques et l’incertitude auxquels sont
exposés les marchés agricoles internationaux, ainsi que leur financiarisation progressive à travers le développement des investisseurs et spéculateurs sur les marchés à terme. Ces questions se
trouvent aujourd’hui au cœur des problèmes internationaux.
Qualifié à de nombreuses reprises par les économistes présents comme étant « le premier modèle du genre », et notamment par le Pr. Peter Timmer et Pr. Shyama Ramani, le modèle momagri a été salué
comme un modèle avec lequel il faudrait désormais compter.
Troisième consensus sur les conséquences en termes de politiques économiques
La reconnaissance de l’incertitude et des risques sont donc deux variables clés pour comprendre le fonctionnement des marchés agricoles. Or, la remise en cause des modèles économiques
traditionnels accrochés à la logique d’une concurrence quasiment « pure et parfaite » pour formaliser leur fonctionnement, conduit à des conséquences directes importantes pour les politiques
économiques à privilégier sur les marchés agricoles internationaux.
En reconnaissant que les marchés agricoles sont « imparfaits », et que la majeure partie des risques auxquels ils sont soumis sont de nature endogène, les économistes présents ont clairement
souligné les dangers d’une libéralisation non régulée des échanges, comme cela est envisagé à l’OMC dans le cadre du cycle de Doha. Loin d’atténuer la volatilité des cours, la libéralisation non
régulée des marchés risque de l’exacerber. Les conclusions de Nora Lustig, professeur d’économie à la George Washington University et experte des questions relatives au développement et à la
pauvreté au Center for Global Development, sont sans équivoque : la libéralisation non régulée des échanges se traduira par des tensions inflationnistes dans les pays en développement (PED) et/ou
des politiques d’isolement de leur marché intérieur par divers pays émergents ou en voie de développement.
Ce résultat est corroboré par David Dawe, économiste principal à la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture), qui démontre qu’une politique de stabilisation des
cours est préférable économiquement à une politique de libéralisation, du fait des spécificités propres aux marchés agricoles.
Dès lors, il convient d’opérer un spectaculaire revirement en matière de politique économique, afin de remédier aux défaillances structurelles des marchés agricoles par des mesures de régulation
et de stabilisation appropriées.
Source : http://www.momagri.org/FR/Tribunes/Une-revolution-est-necessaire-dans-notre-maniere-d-apprehender-le-fonctionnement-des-marches-agricoles-_509.html